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Objectif zer0
15 octobre 2017

BrainHacking #01 : L'effet d'ancrage

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On sait notre cerveau droit parfois un peu gauche. On suppose notre cerveau lent certaines fois. Mais toujours nous pensons notre cerveau libre. Agissant avec toute la rationalité que suppose ses hautes fonction, et ce malgré ses limites propres (âge, niveau de connaissances, le stress, fatigue...). Que nenni ! Découvrons l'effet d'ancrage qui nous apprend qu'un cerveau qui est dupé peut se louper.

Afin de se dérouiller le cortex, commençons par un très court et très simple exercice. Jouez le jeu jusqu'au bout en gardant les 2 réponses en tête. Et en ne vérifiant les réponses qu'à l'issue de l'exercice bien sûr !

Jouons !
Vous voilà prêts à visiter ce magnifique arboretum dont on vous a tant parlé. Mais au moment de prendre vos billets d'entrée, un garde du parc vous aborde et vous pose la question suivante :

« D'après vous, le plus grand séquoia au monde mesure-t-il plus ou moins de 60 mètres de haut ? »

Dans un premier temps, le garde n'attends pas de vous autre chose q'une réponse par "OUI" ou "NON".
Puis il vous tend un formulaire, qu'il reprendra ensuite pour les archives du parc, en vous proposant de noter la réponse à la question suivante :

« Qu'elle est selon vous la taille exacte en mètres du plus grand séquoia du monde ? »

C'est fait ? Conservez vos réponses. Les résultats arrivent !

Vous conviendrez que l'exercice est d'une simplicité enfantine. De même qu'il ne mobilise, a priori, que des fonctions peu complexes de votre cerveau.

Dans le meilleur des cas, une stimulation de votre mémoire concernant vos lointains cours de biologie du collège devrait faire l'affaire pour apporter une réponse approchée. Mieux, si vous êtes un as de la botanique, il se peut même que vous ayez une idée fraîche et quasi exacte.

Et dans le pire des cas, en faisant appel à votre pure imagination, vous pourriez faire mouche. Ou pas !

L'expérience de l'Exploratorium de San Francisco
Une expérimentation (Expérience de K. Jacowitz et D. Kahneman mentionnée dans "Measures of Anchoring in Estimating Tasks, Personality and Social Psychology Bulletin" 1995) à peu près similaire a été réalisée à San Francisco sur une population statistique suffisante pour un traitement significatif.

Résultats : la réponse moyenne des visiteurs du parc était de 93 mètres.

Mais ce type d'expérimentation ne se satisfait jamais d'un unique échantillon pour vérifier un fait par le nombre. Le questionnaire a donc également été effectué sur un autre échantillon pour qui la 1ère question était différente :

« D'après vous, le plus grand séquoia au monde peut-il mesurer plus ou moins de 400 mètres de haut ? »

Résultats : dans ce cas la réponse moyenne des visiteurs du parc était de 278 mètres.

Voyez-vous où nous allons en venir ? Non ? Explications !

La réponse. Les réponses. Analyse.
La bonne réponse concernant la taille du plus grand séquoia au monde est 120 mètres. Alors pourquoi de tels écarts dans les 2 échantillons (93m et 278m) ?

Dans les deux situations, avant que la question portant sur un séquoia en particulier ne soit posée, on est venu poser une question qui induisait à la fois :
- une réponse fermée : "oui" ou "non"
- une valeur référence : 60m ou 400m

Placer une valeur repère sur le trajet fonctionnel de notre cerveau, c'est lui imposer un axe de mobilité, un périmètre dans lequel il s'attachera à évoluer. Dès lors que les hauteurs 60 et 400 mètres lui ont été proposées, d'une certaine manière elles se sont ensuite ANCREE en lui.

De la même façon qu'un navire ne s'éloigne jamais bien loin de l'endroit où a été jetée son ancre, notre cerveau raisonne dans une gamme de valeurs à proximité de la référence induite. Et on remarquera que dans cette expérience, les réponses moyennes (93m / 278m) sont toujours plus proches des valeurs induites (60m / 400m) que de la véritable taille (120m).

Ici, l'agent inducteur n'affirme rien, ne truque rien. Il se contente, à l'aide d'une question simple, de jeter une ancre dans laquelle notre raisonnement va se prendre les pieds. Une sorte de venin pour cerveau qui va se difuser tout au long du processus d'élaboration de la réponse.

C'est sûr, c'est du solide... puisque c'est totalement au pif !
Aussi rudimentaire que paraisse le processus d'ancrage, notre cerveau éprouve un mal considérable à s'y soustraire.

Daniel KAHNEMAN et Amos TVERSKY ayant considérablement travaillé sur ce sujet, ils se sont penchés sur des variantes à cette expérimentation. Ils supputaient en effet que la puissance du biais d'ancrage pouvait s'esprimer au-delà de ce qui venait d'être découvert. Ils ont donc imaginé une expérience similaire à la précédente où il s'agissait d'apprécier le pourcentage de pays africains dans le monde.

Des populations "test" ont été mis en situation avec des valeurs induites différentes. Mais cette fois-ci, les valeurs proposées étaient le fruit d'une roue lancée et s'arrêtant sur des chiffres "au hasard". Dans les faits, la roue était truquée afin de travailler sur des valeurs identifiables et stables. Mais les personnes "test" ne le savaient pas. Par contre, mises en présence de la roue, elles imaginaient le caractère aléatoire des valeurs proposées à la 1ère question. KAHNEMAN et TVERSKY avaient pour intention d'éliminer la possibilité que la personne qui pose les 2 questions fasse figure d'autorité. Auquel cas il aurait été normal que les testés lui attribuent un certain crédit et s'accrochent à ses valeurs référentielles. Voici les résultats :

Tirage au sort de la valeur par la roue pour le groupe 1 : 10%
- question 1 "Y a-t-il plus ou moins de 10% de pays africains dans le monde ?"
- question 2 "Combien y a-t-il de pays africains dans le monde ?"
- réponse moyenne : 25%

Tirage au sort de la valeur par la roue pour le groupe 2 : 65%
- question 1 "Y a-t-il plus ou moins de 65% de pays africains dans le monde ?"
- question 2 "Combien y a-t-il de pays africains dans le monde ?"
- réponse moyenne : 45%

La bonne réponse est de 27% (si on admet 2 ou 3 états dont le statut ne semble pas stable au sein de l'ONU).

A l'évidence, même averti qu'il est en présence d'une donnée aléatoire, le cerveau continu de s'y laisser ancrer (notamment pour l'ancrage haut). KAHNEMAN et TVERSKY mettent donc en évidence que l'agent qui induit l'effet d'ancrage n'est pas déterminant à lui seul. Par contre, une indication tout droit sortie d'une boule de cristal fera l'affaire et sera légitimé par la fonction congitive comme point de départ réflexif.

Mais il est possible d'aller encore plus loin dans nos déconvenues sur le cerveau avec cette autre expérimentation des mêmes KAHNEMAN et TVERSKY.

C'est sûr, c'est du solide... puisque c'est n'importe quoi !
Les deux psychologues comportementalistes ont souhaité déterminer si la crédibilité de l'ancre était en jeu. Une précédente expérimentation (identique à celle du séquoia) avait été réalisée sur la taille d'une baleine bleue. Dans le cas où aucune ancre n'était proposées la réponse moyenne était de 30m. Dans le cas où une ancre était induite (49m), la réponse moyenne était de 60m. Les deux chercheurs ont donc réalisé la même expérimentation mais avec des ancres volontairement farfelues. En voici les résultats :

Test du groupe d'individus 1 :
- question 1 "Une baleine mesure-t-ell plus ou moins 20 centimètres ?
- question 2 "Combien mesure une baleine ?"
- réponse moyenne : 20 mètres

Test du groupe d'individus 2 :
- question 1 "Une baleine mesure-t-ell plus ou moins 900 mètres ?
- question 2 "Combien mesure une baleine ?"
- réponse moyenne : 142 mètres

La bonne réponse est ici de 30 mètres.

Ces résultats pourraient se passer de commentaires. Ceci afin d'éviter toute paranoïa susceptible de nous pousser à entamer une procédure de divorce d'avec notre cerveau. Car nous sommes à la fois décus et surpris de l'entêtement (normal pour un cerveau) dont fait montre notre matière grise à s'accrocher à la moindre branche de l'arbre des processus cognitifs... même vermoulue. Et ce, dès lors qu'elle lui est tendue. Mais nous en n'avons pas fini de remettre en question la santé mentale de notre organe.

Le cerveau : une mécanique de précision
Pour appuyer leur concept d'effet d'ancrage, KAHNEMAN et TVERSKY se sont attachés, comme nous l'avons vu dans un premier temps à écarter tous les facteurs sans incidences notoires sur ce biais cognitif. Comme le caractère aléatoire. Ou encore la très faible crédibilité de l'ancre. Mais leur curiosité les a amenés à rechercher si des paramètres agissaient au contraire comme catalyseur de l'effet.

Il ont pour cela mené l'expérimentation suivante. Il a été proposé à une population test d'estimer le prix d'une demeure luxueuse de la côte californienne sur la base d'une photo de la maison en question. Sans autre question préalable. Par contre, la photo affichait un prix (en dollars) près de la maison, sans autres formes de commentaires.

Test du groupe d'individus 1 avec une valeur affichée de 800 000 $ :
- question "A quelle valeur estimez-vous cette maison ?"
- réponse moyenne : 751 000 $

Test du groupe d'individus 2 avec une valeur affichée de 799 800 $ :
- question "A quelle valeur estimez-vous cette maison ?"
- réponse moyenne : 784 000 $

Dans cette situation, ce n'est pas tant l'éloignement au prix réel qui intéressait les psychologues. Mais plutôt le niveau de rapprochement à l'ancre.

Là encore, notre raisonnement tombe dans son biais cognitif habituel. Non seulement en tentant de coller à la proposition, mais d'autant plus fortement que la proposition présente un caractère de précision visible. Une hypothèse serait que la précision reflète le sérieux et la crédibilité propres aux raisonnement scientifiques. Et impose de fait un respect intégré par le cerveau.

Un exemple tiré du quotidien
Les travaux de KAHNEMAN et TVERSKY ne se limitent pas à ces quelques protocoles expérimentaux. Mais, dans ces exemples, la progression dans la mesure de la force de d'ancrage révèle déjà à quel point notre pensée rationelle peut être le jouet de manipulations intentionnelles ou tout simplement contextuelles.

Le site référence sur l'actualité du cinéma en France (www.allocine.fr) pourrait en être un exemple, que nous espérons dénué d'intentionalité.

L'internaute cinéphile a la possibilité d'évaluer un film selon un système de notation basé sur l'attribution d'un nombre d'étoiles allant de 0 à 5. Ici, 5 étoiles qualifient le film de "Chef-d'oeuvre" d'après la cotation de Allociné. La possibilité est également offerte, dans la même zone visuelle de la page, de déposer une critique sous forme de texte. Probablement pour argumenter le nombre d'étoiles décernées.

Mais, et c'est ici que l'effet d'ancrage va être activé, ce dépôt d'avis de l'internaute cotoit immédiatement deux propositions inductives :
- la moyenne des étoiles attribuées par les critiques professionnels et leur nombre
- la moyenne des étoiles attribuées par les spectateurs et leur nombre

La question sera ici de savoir ce qu'il reste de notre esprit critique au moment de critiquer à son tour.

L'intégration du nombre moyen d'étoiles des internautes nous ayant précédés aura-t-elle un effet déclencheur de l'ancrage ?

La notation des professionnels fait-il argument d'autorité pour notre cerveau ?

La précision de la cotation par étoiles (de 0,5 en 0,5) aura-t-il un rôle de catalyseur de l'ancrage ?

Voilà qui ne devrait pas rendre la tâche facile à notre encéphale et notre raison pour émettre un avis où l'indépendance est totalement déclarée. Et c'est sans compter que d'autres biais cognitifs sont généralement à l'oeuvre pendant que l'effet d'ancrage se manifeste.

Conclusion
On pourra regretter, mais certainement pas s'étonner, que des travaux aussi précieux sur nos fonctions cognitives profondes aient été immédiatement digérées par les marchés financiers. On remarquera d'ailleurs que KAHNEMAN à obtenu le prix Nobel d'économie, alors qu'il ne possède aucune qualification en la matière puisque psychologue. Ajoutons à cela que le prix Nobel d'économie n'a jamais été... nobélisé. Il s'agit, dans sa désignation exacte, du "Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel". Voilà qui en dit un peu plus long sur ceux qui se sont aujourd'hui plongés corps et âmes dans l'exploitation de ces connaissances.

A minima, il faudra garder à l'esprit que l'effet d'ancrage est certainement le biais cognitif le plus à l'oeuvre en chacun de nous, le plus étudié et par là même, le plus exploité. Et il est possible, même si les résutats devaient être modestes, d'exercer quotidiennement notre vigilance et notre résistance cérébrale à ce piège.

En lisant autrement les étiquettes de prix lors des soldes. En analysant différement une offre sur un site de petites annonces. En répondant défensivement à la proposition commerciale d'un prospecteur.

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